Frederick Aardema

Le hasard fait bien les choses

Début des années 2000. Originaire des Pays-Bas, Frederick Aardema, qui vient tout juste de s’installer de ce côté-ci de l’Atlantique par amour pour une Québécoise, travaille comme psychologue clinicien à l’Hôpital Royal Victoria et songe à faire un doctorat. Alors qu’il explore les possibilités s’offrant à lui pour la poursuite de ses études, il fait une découverte surprenante : Kieron O’Connor, un chercheur ayant eu une influence déterminante sur la maîtrise qu’il a effectuée dans son pays natal à la fin des années 1990, sur les troubles obsessionnels-compulsifs (TOC), habite à Montréal, sa nouvelle ville d’adoption. « Durant ma maîtrise, j’étais tombé sur deux articles de M. O’Connor proposant une approche différente par rapport à la compréhension et au traitement des TOC, approche que j’avais trouvée extrêmement novatrice et originale, raconte le chercheur au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (CRIUSMM). Sur le coup, je ne m’étais pas attardé à sa nationalité et ce fut une belle coïncidence de découvrir qu’il vivait au Québec. »

Cette approche, c’est la thérapie basée sur les inférences, qui offre une nouvelle manière de voir le TOC. On peut définir le TOC comme une maladie psychologique caractérisée par la présence d’obsessions, soit des images ou pensées persistantes ne pouvant être dissipées, et de compulsions, c’est-à-dire un comportement ou un acte mental visant à prévenir une situation redoutée ou à réduire la souffrance causée par l’obsession. Ces obsessions et compulsions sont assez sévères pour avoir un impact négatif sur le fonctionnement de la personne atteinte. Si le type d’obsessions varie, la séquence du TOC est toujours la même : un événement déclencheur provoque un doute obsessionnel, ce dernier entraîne l’anticipation d’une conséquence qui, elle, cause une émotion négative menant à une compulsion.

Durant mon doctorat, j’ai développé le modèle permettant de mesurer ce qu’on appelle la “confusion inférentielle” dans les TOC, c’est-à-dire la tendance des patients à confondre l’imaginaire et la réalité

À l’époque de la publication des articles de Kieron O’Connor, il existe deux thérapies pour les TOC. La première, la thérapie comportementale, aussi appelée “exposition avec prévention de la réponse”, existe depuis les années 1960 et est centrée sur la compulsion. Elle consiste à exposer directement le patient à ce qui lui fait peur jusqu’à ce qu’il s’habitue à l’anxiété suscitée par cet objet. La seconde, la thérapie cognitivo-comportementale, date des années 1980 et est le premier modèle à tenir compte de l’aspect cognitif des TOC. Elle porte sur l’étape de l’anticipation des conséquences, soit le moment dans la séquence où le patient évalue le doute obsessionnel. « Selon ce modèle, l’obsession trouve son origine dans les pensées intrusives qui font quotidiennement irruption dans notre esprit sans réelle explication, explique Frederick Aardema, qui est codirecteur du Centre d’études sur les troubles obsessionnels-compulsifs et les tics (CETOCT) du CRIUSMM. Les tenants de ce modèle estiment que le problème se situe non pas du côté de la pensée intrusive, considérée comme normale, mais de celui de l’évaluation, soit de l’anticipation de la conséquence. L’objectif du traitement est donc d’amener le patient à évaluer différemment son doute obsessionnel. »

Ces deux approches ne font toutefois pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique. « L’exposition avec la prévention de la réponse est un traitement très difficile que de nombreux patients refusent de suivre ou abandonnent en cours de route, révèle M. Aardema. Quant à la thérapie cognitivo-comportementale, elle est toujours utilisée de concert avec l’exposition et il y a consensus au sein de la littérature sur le fait que ce type d’intervention cognitive n’augmente pas l’efficacité du traitement. » C’est là que M. O’Connor entre en jeu. « Les deux articles théoriques qu’il a publiés en 1995 proposent une reconceptualisation des TOC, les présentant non plus comme un trouble phobique, mais plutôt comme un trouble relevant des croyances primaires, précise le directeur du Laboratoire de recherche sur les troubles obsessionnels-compulsifs du CRIUSMM. Le premier modèle cognitif considérait que l’obsession découlait de pensées intrusives normales. Mais Kieron O’Connor a avancé l’idée que le doute obsessionnel était plutôt le fruit d’un raisonnement. Il a donc suggéré de traiter non seulement le doute obsessionnel, mais aussi le processus de raisonnement qui le sous-tend afin d’y identifier les erreurs qui amènent la personne à développer une obsession. C’est à partir de ce principe qu’il a élaboré la première ébauche de l’approche basée sur les inférences. »

Les hypothèses de M. O’Connor ont un grand effet sur Frederick Aardema, qui se donne aussitôt pour mission de tester les hypothèses du chercheur québécois dans le cadre de sa maîtrise, un travail qu’il poursuivra avant et pendant ses études doctorales. « Durant mon doctorat, j’ai considérablement développé le modèle, notamment en créant un questionnaire permettant de mesurer ce qu’on appelle la “confusion inférentielle” dans les TOC, c’est-à-dire la tendance des patients à confondre l’imaginaire et la réalité, explique le professeur agrégé sous octroi au Département de psychiatrie et d’addictologie de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Parce que, peu importe les raisons évoquées par le patient pour justifier le fait de, par exemple, vérifier si la porte est verrouillée, elles ne sont jamais basées sur une perception réelle. Il peut voir et sentir que la porte est verrouillée et tout de même douter. Un doute minime suffit à le convaincre de vérifier. Ce que la thérapie basée sur les inférences essaie de faire, c’est de lui montrer que ce doute n’est pas ancré dans la réalité et qu’il n’y a donc aucune raison de lui accorder de l’importance. »

Toujours durant ses études doctorales, M. Aardema a participé à l’un des premiers essais randomisés contrôlés comparant les thérapies comportementale, cognitivo-comportementale et basée sur les inférences. « Nous avons découvert qu’elles étaient toutes égales sur le plan des résultats, révèle le chercheur, qui a aussi fait un postdoctorat sur le rôle des thèmes du moi dans les TOC. Mais en y regardant de plus près, nous avons vu que la thérapie basée sur les inférences fonctionnait mieux pour les patients souffrant d’un TOC avec idéation surinvestie, soit ceux qui sont convaincus de la véracité de leur raisonnement et de la validité de leur obsession. » Encouragés par cette découverte, Frederick Aardema et son équipe ont récemment entamé un nouvel essai randomisé contrôlé afin de voir si la thérapie basée sur les inférences est plus efficace que les deux autres, du moins pour le sous-groupe mentionné plus haut, et vérifier si elle engendre des taux de refus et d’abandon moins élevés.

Plus de 20 ans après ses débuts sous la plume de Kieron O’Connor, l’approche basée sur les inférences ne cesse de gagner en popularité, et ce, tant ici qu’ailleurs dans le monde. « J’ai été très chanceux de pouvoir prendre part à cette aventure dès le départ, confie M. Aardema. Même si je n’ai rencontré M. O’Connor que huit ans après avoir lu ses articles, notre relation professionnelle a vraiment été fructueuse et continue d’être très inspirante pour moi. » Comme quoi le hasard fait parfois bien les choses.

 

Octobre 2018

Rédaction : Annik Chainey
Photo : Bonesso-Dumas

Affiliation principale

Lieu de travail

CRIUSMM

Disciplines de recherche

– Troubles anxieux
– Troubles obsessionnels-compulsifs (TOC)
– Thérapie cognitive et comportementale
– Trouble dissociatifs
– Introspection

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