Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a choisi de devenir scientifique, Katherine Borden parle d’abord de son intérêt pour les casse-tête et les jeux de logique puis de son penchant et de son talent naturels pour les mathématiques et les sciences avant d’évoquer une autre source d’inspiration plutôt étonnante. « J’aimais beaucoup regarder les rediffusions des vieux Star Trek, ceux avec Kirk et Spock, confie en riant la chercheuse principale de l’Unité de recherche en structure et fonction du noyau cellulaire de l’Institut de recherche en immunologie et en cancérologie (IRIC). Évidemment, les personnages vivaient des aventures extraordinaires, mais ils utilisaient aussi les sciences et les technologies pour améliorer les choses, ce qui offrait une vision beaucoup plus optimiste de l’avenir que, disons, The Matrix. »
À l’instar des protagonistes de la célèbre saga de science-fiction, Mme Borden a choisi de mettre sa passion et son expertise au service d’un monde meilleur, plus particulièrement en tentant de percer le mystère des anomalies du comportement de la protéine eIF4E (4E pour les intimes) qui peuvent mener à l’apparition de la leucémie. « En effectuant des études en science fondamentale, mon équipe et moi sommes tombés par hasard sur la protéine 4E et avons remarqué qu’elle était hors de contrôle et en très haute concentration dans certains types de leucémie, explique la titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biologie moléculaire du noyau cellulaire. Nous avons également constaté que la ribavirine, un médicament antiviral connu depuis les années 1970, ciblait directement la protéine 4E et inhibait son activité. »
En effectuant des études en science fondamentale, mon équipe et moi sommes tombés par hasard sur la protéine 4E et avons remarqué qu’elle était hors de contrôle et en très haute concentration dans certains types de leucémie…
Forte de ces découvertes innovatrices, Katherine Borden a effectué un premier essai clinique à l’Hôpital général juif auprès de personnes souffrant de leucémie aiguë myéoblastique (LAM), une forme rare, mais impitoyable de la maladie qui présente, dans la majorité des cas, un taux de survie d’environ sept mois à partir du diagnostic. Les résultats, publiés en 2009, étaient encourageants. « Nous avons vu des patients réagir au traitement et certains sont même entrés en rémission. Malheureusement, aucun d’entre eux n’a survécu très longtemps, indique la professeure titulaire au département de pathologie et biologie cellulaire de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Nous savions que la protéine 4E avait été ciblée et que les gens réagissaient, mais nous savions aussi que ce n’était pas suffisant parce que ce n’était pas tous les patients qui réagissaient et que ceux qui le faisaient ne vivaient pas éternellement. Nous devions donc tenter autre chose. »
Pour le deuxième essai clinique, dont les résultats sont parus en 2015, Mme Borden a combiné la ribavirine avec la chimiothérapie, mais à doses plus faibles que celles généralement administrées. Là encore, certains patients ont réagi, mais ont tout de même fini par développer une résistance au traitement. C’est en tentant de résoudre ce problème que la chercheuse et son équipe ont fait une autre découverte novatrice. « Nous avons constaté que les cellules leucémiques des patients qui finissaient par résister au traitement recouraient à un mécanisme chimique qui se produit habituellement dans le foie afin de neutraliser le médicament, soit la glucuronidation, révèle-t-elle. En gros, lorsque le médicament entre dans la cellule, celle-ci le recouvre de glucuronique, qui est un sucre, et le tue. Avec le temps, seules les cellules cancéreuses ayant cette capacité survivent et se multiplient, ce qui explique la résistance. » Pour contrer ce phénomène, Katherine Borden a lancé un troisième essai clinique, actuellement en cours, jumelant la ribavirine à un autre médicament susceptible de vaincre la résistance observée. « Alors maintenant, nous attendons et nous espérons », résume la titulaire d’un doctorat en biophysique moléculaire et biochimie de l’Université Yale.
Même si elle aimerait beaucoup trouver un moyen de guérir les personnes atteintes de LAM, Mme Borden reconnaît que cet objectif est encore un peu loin et souhaite au moins être en mesure de transformer cette maladie foudroyante en un problème de santé similaire aux troubles chroniques comme le diabète. « Évidemment, le but ultime serait la guérison, mais pour des gens ayant une survie moyenne de sept mois, vivre au quotidien avec la maladie plutôt que d’en mourir est un bon objectif », estime-t-elle, ajoutant que la ribavirine, qui vient sous forme de cachet, n’a pas de graves effets secondaires contrairement à bien d’autres traitements traditionnels. Mais aux yeux de la scientifique, chaque rémission, même courte, est une petite victoire. « Ce qui est bien, c’est que même si nous n’avons pas pu permettre aux patients de vivre encore pendant des années, nous leur avons au moins donné l’occasion de gagner un temps précieux », dit-elle, citant le cas d’un homme qui a profité de sa rémission pour aller faire de la plongée pendant un mois en Floride.
En ce qui a trait à ses recherches futures, Katherine Borden voudrait, bien entendu, poursuivre son exploration de la protéine 4E afin de mieux en comprendre le fonctionnement, mais aussi appliquer ses découvertes à d’autres formes de cancer et se pencher sur l’environnement des tumeurs. « Nous nous concentrons beaucoup sur les cellules des tumeurs, mais ces dernières peuvent changer la zone environnante afin que celle-ci les soutienne, affirme-t-elle. Alors, je crois que c’est important de commencer à nous intéresser à cet environnement. C’est la direction que j’emprunterais dans mes recherches pour atteindre mon but ultime, soit la guérison. »
Janvier 2018
Rédaction : Annik Chainey
Photo : Bonesso-Dumas