L’ergothérapie en gestion de la douleur chronique : un élément clé pour faire face à la crise des opioïdes.

La douleur aiguë est essentielle à la survie, elle constitue un signal d’alarme qui permet à l’organisme de réagir et de se protéger quand son intégrité est menacée. Bien entendu, lorsque le danger est écarté, la douleur est en principe appelée à disparaître. À la suite d’une blessure ou en présence d’une maladie, nous nous attendons généralement à ce qu’elle soit temporaire et traitable. Pourtant, une personne sur cinq vit avec un problème de douleur qui persiste bien au-delà du temps normal de guérison. La douleur chronique est maintenant reconnue comme une maladie en soi. Il s’agit d’une problématique complexe qui va bien au-delà de la nociception. On estime que le tiers des personnes qui souffre de douleur chronique n’est pas en mesure de maintenir un mode de vie indépendant et porteur de sens. 

Lorsque l’on a mal, la médication constitue souvent le premier recours. Les médicaments opioïdes sont, entre autres, communément utilisés pour soulager la douleur. Malheureusement, moins de la moitié des personnes aux prises avec un problème de douleur chronique obtiennent un réel soulagement et nombre d’entre elles éprouvent d’importants effets secondaires. De plus, leur usage inapproprié peut, dans certains cas, menacer la santé voire la survie de ces individus. La crise des opioïdes constitue actuellement un problème de santé publique particulièrement préoccupant. En ce sens, des groupes d’experts ont récemment émis diverses recommandations pour faire face au mésusage des opioïdes dans le traitement de la douleur chronique non cancéreuse. 

Les ergothérapeutes font partie de la solution. Ces professionnels de la santé ont une perspective unique : ils s’intéressent d’abord et avant tout à l’impact de la douleur sur les moindres détails de la vie quotidienne. Pour les ergothérapeutes, les humains sont des êtres occupationnels qui ont le besoin et le droit de s’engager dans des occupations et des activités porteuses de sens, de satisfaction et de bien-être et ce, même en présence d’une maladie. 

Le quotidien de la vie constitue un matériau complexe. En l’absence de maladie, nous avons nos habitudes de vie sans réellement nous poser de questions, cela semble aller de soi. La douleur qui persiste y induit par contre un désordre qui se traduit souvent par d’importants défis occupationnels. La personne qui souffre éprouve alors des difficultés à travailler, à prendre soin d’elle-même et de ses proches, à entretenir sa maison, se reposer, entretenir ses amitiés, avoir des loisirs et réaliser des projets qui lui tiennent à cœur, etc.  Des écrits scientifiques probants rapportent d’ailleurs qu’en présence de douleur chronique, certains individus ont tendance à éviter l’activité dans le but d’avoir moins mal, tandis qu’à l’autre bout du spectre, d’autres poursuivent leurs activités habituelles en endurant la douleur, coûte que coûte. Dans les deux cas, l’intensité de la douleur ne s’en trouve pas diminuée et la qualité de vie ne s’en voit pas améliorée. Il appert aussi que la tendance à poursuivre ses activités quotidiennes sans tenir compte de la douleur est associée à des périodes de crise de douleur plus fréquentes et à un usage plus important de médicaments opioïdes.  Or la prise en charge ergothérapique vise justement à identifier les différents facteurs qui rendent ces personnes vulnérables aux aléas du quotidien et à intervenir auprès d’elles. En misant principalement sur le potentiel thérapeutique des activités signifiantes, l’ergothérapeute mettra en place divers moyens d’intervention pour améliorer le fonctionnement de la personne non seulement au travail, mais aussi dans l’ensemble de ses habitudes de vie. Des études récentes témoignent également du fait que l’ergothérapie contribue à diminuer les coûts de santé auprès, entre autres, des patients qui vivent avec un problème de douleur chronique.

Exemple clinique

La fibromyalgie est une maladie qui se manifeste par des douleurs corporelles diffuses et fluctuantes ainsi que des symptômes fréquents de fatigue, de perturbations du sommeil, de fluctuations d’humeur et de changements cognitifs. Plusieurs experts s’entendent pour dire que les approches pharmacologiques ont un effet modeste et préconisent une prise en charge multimodale incluant des approches qui favorisent un mode de vie sain.

Florence, 48 ans, vit avec son mari et leurs deux adolescents. Elle cesse son travail d’architecte à la suite de l’annonce d’un diagnostic de fibromyalgie. Elle a toujours aimé voyager et avait, entre autres, l’habitude de jouer au tennis entre amis. Près de huit mois après le début d’une prise en charge interdisciplinaire, elle adopte un style de vie de plus en plus satisfaisant, en plus de reprendre son travail à mi-temps.

L’accompagnement offert par son ergothérapeute lui permet de mettre en place un éventail de stratégies pour mieux gérer ses symptômes au jour le jour tout en améliorant ses capacités physiques (mobilité des épaules, force de préhension, tolérance debout, etc.) et cognitives (concentration, attention, mémoire, etc.). Pour arriver à ces résultats, l’ergothérapeute élabore un programme d’activités thérapeutiques graduées en parallèle avec un retour progressif au travail.

Au-delà de l’acquisition de connaissances sur sa maladie, c’est l’expérimentation directe dans des activités signifiantes et bien dosées qui permet à Florence de modifier graduellement sa routine de vie.   Dans son cas, l’intégration de techniques de respiration, la prise régulière de micropauses, l’alternance de ses positions et certains aménagements de son poste de travail et du domicile, comme l’utilisation d’un siège assis-debout pour cuisiner, sont des stratégies gagnantes.

Florence bénéficie aussi d’un meilleur soutien de ses proches et de ses collègues. Mieux informés, ils comprennent maintenant sa maladie et ses impacts. Elle consomme moins de médicaments et constate les liens entre sa façon de prioriser et de réaliser ses activités et sa douleur. « Pour que la douleur ait moins d’emprise sur ma vie, j’ai dû changer plusieurs habitudes. C’est une question de dosage!  Et puis quand je fais des activités plaisantes, j’arrive même à ressentir moins de douleur », dit-elle.   En misant entre autres sur le potentiel thérapeutique de l’activité, l’ergothérapeute contribue à mettre de l’ordre dans les moindres recoins d’un quotidien bouleversé par la douleur. 

La science demeure en partie défaillante pour expliquer et soulager la douleur qui se chronicise et les approches pharmacologiques ne suffisent pas. Dans un contexte de soins encore très influencé par le modèle biomédical, il s’avère incontournable d’adopter une perspective holistique et occupationnelle afin d’accorder une plus grande attention aux liens qui existent entre ce que les gens font tous les jours et leur état de santé et de bien-être. En tirant profit de l’expertise des ergothérapeutes, il est possible de mieux accompagner les personnes qui souffrent quotidiennement vers une meilleure gestion de leurs symptômes, un usage plus juste des opioïdes et une vie plus épanouissante. 

Julie Masse
Professeure agrégée clinique
École de réadaptation

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