Alors que les problèmes de santé mentale explosent, comment préparer la relève à prendre soin de nous? Pour le savoir, nous avons sondé nos experts et sommes allés sur le terrain.
Tous les spécialistes le disent : les défis en santé mentale sont si costauds que les nouvelles générations de soignantes et soignants devront être solidement armées pour les surmonter. Surtout depuis la pandémie qui a marginalisé encore davantage les clientèles vulnérables. En 2019, une personne sur huit dans le monde présentait un trouble mental. Un an plus tard, la COVID-19 faisait exploser les chiffres : plus d’une personne sur 4 souffrait d’un trouble anxieux ou de dépression majeure ─ les deux troubles mentaux les plus courants, suivis des troubles bipolaires, post-traumatiques, du comportement, de l’alimentation, neurodéveloppementaux, et de la schizophrénie.Au cours de sa vie, une personne sur 5 au Québec sera touchée par un trouble de santé mentale, et un jeune sur quatre recevra un diagnostic avant l’âge de 25 ans.1
« Les jeunes sont de plus en plus touchés, en particulier les adolescents et les jeunes adultes », expose la Dre Claire Gamache, professeure adjointe au Département de psychiatrie et d’addictologie de la Faculté de médecine. Mais qui dit problème de santé mentale ne dit pas nécessairement maladie mentale, tient-elle à préciser. « Ce peut être de l’anxiété de performance exacerbée par les réseaux sociaux, un choc post-traumatique dû au stress de l’immigration ou à la violence conjugale, de la détresse liée à une séparation, de l’épuisement professionnel, des troubles liés à l’utilisation de substances… La pression vient de partout et les besoins sont infinis. »
Comment en sommes-nous arrivés là, collectivement ? Qu’est-ce qui explique cette détérioration de notre santé psychologique? Le psychiatre Olivier Farmer, professeur agrégé de clinique au Département de psychiatrie et d’addictologie de la Faculté de médecine, mentionne les drogues de plus en plus fortes (Fentanyl, Crystal Meth, xylazine ou « drogue du zombie »), le coût élevé de la vie, la pénurie de logement, les rénovictions, les services inadéquats pour les nouveaux arrivants, le fléau de l’itinérance… Un puissant cocktail qui vient gonfler la souffrance humaine et engorger les hôpitaux.
Au Québec, un patient sur trois qui se présente aux urgences est aux prises avec un problème de santé mentale en raison du manque de services et de soutien dans la communauté. Or le rétablissement, le vrai, passe par un projet de vie, rappelle l’ergothérapeute Catherine Dugas, chargée d’enseignement clinique à l’École de réadaptation. « Il faut sortir de la logique d’urgence, qui mise sur la sécurité et la réduction des symptômes, et adopter plutôt l’approche occupationnelle, c’est-à-dire renforcer les ancrages qui favorisent le rétablissement à long terme – avoir une vie satisfaisante, un chez soi, des occupations et des contacts sociaux enrichissants », affirme celle qui pratique au Service des toxicomanies et de médecine urbaine du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal (CCSMTL).
Pour naviguer dans cette nouvelle réalité, les futurs soignantes et soignants devront faire preuve d’engagement, d’adaptation, de créativité et de leadership. En phase avec les enjeux de société, la Faculté de médecine s’est donné son propre défi, celui d’outiller la relève pour qu’elle puisse répondre aux vrais besoins tout en prévenant l’épuisement.
Trouver un sens dans son travail
La nouvelle génération de psychiatres, médecins et autres professionnelles et professionnels de la santé aura comme défi premier de ne pas baisser les bras devant ce système au pied d’argile et de veiller à garder sa motivation, sa passion et sa mobilisation bien intactes. «Ce qui nous nourrit, ce sont les relations humaines et la capacité à donner des soins empreints de sens et d’humanisme. Nos patients, nos équipes de soins, notre milieu de travail, tout ça nous enrichit, on n’est pas juste là à fournir une prestation de soins», illustre la médecin de famille Marie-Ève Goyer, professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence.
L’experte en toxicomanie et médecine urbaine en sait quelque chose, elle qui travaille auprès de personnes toxicomanes et en situation d’itinérance avec des troubles de santé mentale. «Soigner, c’est avant tout rencontrer un être humain dans sa souffrance. J’ai beaucoup d’admiration pour mes patients. Ce sont des battants, des gens intelligents qui ont été défavorisés très tôt dans l’enfance. Des citoyens qui ont droit à la santé comme tout le monde.»
Avec le renouveau du programme de médecine actuellement en cours, la Faculté de médecine réfléchit à la signification du mot «soigner», au-delà des compétences techniques et théoriques. Quel est le rôle fondamental du médecin ? Comment enseigner la communication et la relation de soin? «La communication, c’est une boîte à outils dans laquelle se trouvent plusieurs instruments qui permettent au soignant de bâtir une relation de confiance avec le patient en fonction de sa trajectoire de vie, de son environnement et de ses ressources, en vue de lui offrir les meilleurs soins possibles compte tenu de sa réalité», explique Clara Dallaire, patiente partenaire et membre du sous-comité de communication, arts et humanités du nouveau programme MD.
- Le nouveau programme MD mettra l’accent sur le généralisme et les compétences médicales transversales, notamment la communication et la relation patient-médecin. Déjà, les étudiantes et étudiants ont accès à des programmes de patients partenaires en santé mentale et en santé physique qui favorisent l’exposition.
« Il est important que nos futurs intervenants développent leur empathie et leur capacité de s’adapter à la réalité des personnes aux prises avec des enjeux de santé mentale. Le fait d’être exposé à un détenu partenaire ou à une toxicomane partenaire peut favoriser la tolérance », estime Anne Crocker, professeure titulaire au Département de psychiatrie et d’addictologie et directrice de la recherche et de l’enseignement à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel.
Prendre soin de soi
Les nouvelles recrues devront veiller à ne pas «se prendre la main dans le tordeur» pour satisfaire aux indicateurs de performance, car ça peut devenir épuisant, prévient la Dre Goyer. «Ce qu’on veut, c’est donner des soins de qualité, sentir qu’on fait bien notre travail, prendre le temps de parler avec nos patients. Dans un système aux besoins exponentiels où le travail peut être stressant, c’est à nous, soignants, de nous arrêter, parce que personne ne va le faire à notre place. On doit apprendre à mettre nos limites, à nous donner les ressources et les conditions optimales à notre épanouissement et à notre créativité. »
Autrement dit, prendre soin de sa propre santé mentale, rester à l’affût des signes précurseurs d’un épuisement professionnel et s’assurer de se sentir bien dans sa vie professionnelle et personnelle.
- Dans le cadre du renouveau du programme MD, un accompagnement réflexif en petit groupe sera intégré à la formation. Cet accompagnement comprendra le programme personnalisé mieux-être afin de mettre de l’avant l’importance de prendre soin de soi pour prendre soin des autres, et aussi d’amener les étudiantes et étudiants à acquérir une identité professionnelle de médecin engagé au service des patients et de la société.
- Le Département de psychiatre et addictologie s’est doté d’un comité Équité, diversité et inclusion (EDI) en vue, notamment, de sensibiliser les résidentes et résidents aux enjeux liés à l’EDI, d’inclure les groupes sous-représentés dans le processus d’admission et de bonifier l’enseignement et la recherche. « Le but est d’amener les futurs psychiatres à mieux intégrer leur responsabilité sociale, à penser en dehors de la boîte et à se positionner en leaders pour améliorer notre système de soins et mieux servir la population », indique Lison Gagné, responsable du comité ÉDI.
Établir des priorités
Le système de santé qui nous dessert est inversé : ce sont les gens les plus organisés et les moins malades qui ont accès aux soins en premier, parce qu’ils disposent d’une assurance maladie, d’un téléphone et de l’Internet, remarque Marie-Ève Goyer. «Imaginez si vous êtes dehors à – 40°C et que vous êtes en sevrage. Vos chances d’obtenir des soins seront limitées, alors que vous devriez recevoir des soins en priorité. Est-ce qu’on est prêt, comme société, à s’occuper d’abord de nos plus démunis ?», s’interroge celle qui chapeaute les services en itinérance, dépendance et santé mentale au CCSMTL.
L’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ) s’active à préciser la responsabilité populationnelle des psychiatres et à l’intégrer dans la pratique. « Nos futurs soignants doivent adopter un paradigme de besoin et non de demande. Parce que les gens qui consultent le plus en psychiatrie ne sont pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin», soutient la présidente Claire Gamache.
- La Faculté de médecine offre des stages sur les activités cliniques de proximité, notamment au sein des équipes du PRISM, du SII, du SIM et du TIBD, à l’Hôpital Notre-Dame. « Ces stages sont parmi les plus populaires du programme de résidence», affirme Lison Gagné, coordonnatrice locale à l’enseignement pour la psychiatrie au CCSMTL.
Développer son leadership et travailler en interdisciplinarité
Le système de santé comporte ses limites. Pour changer la trajectoire de ce gros paquebot et donner de meilleurs soins à la population, les nouvelles recrues ont tout intérêt à cultiver une attitude de leader inspirant pour mener des projets et les réaliser, fait valoir la Dre Lison Gagné, professeure de clinique au Département de psychiatrie et addictologie de la Faculté de médecine. «Ça demande de l’énergie, de l’organisation, de l’expérience, des connaissances et des aptitudes que les apprenants vont acquérir dans le cadre de leur formation», dit-elle.
- Comme le laisse entendre son intitulé ─ Apprendre pour soigner avec humanisme et leadership ─ le nouveau programme MD offrira des cours de communication et de leadership basés sur des valeurs humanistes.
«En santé mentale, le travail est tellement exigeant qu’on ne peut plus fonctionner en silo. Les psychiatres doivent travailler en interdisciplinarité avec les médecins de famille, les ergothérapeutes, les travailleuses sociales, les psychoéducateurs, les psychologues et les thérapeutes. Ils doivent agir comme des leaders soutenants pour la première ligne et l’équipe scolaire. Plus ils seront à l’aise dans ce rôle et prendront soin d’eux, moins il y aura d’épuisement professionnel et d’exode vers le privé», conclut la Dre Gamache.