Projet de loi 106 : Les facultés de médecine soulèvent l’angle mort de l’enseignement

Commentaires des facultés de médecine du Québec sur la Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective et l’imputabilité des médecins quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux

Mémoire présenté par la Conférence des doyens des facultés de médecine du Québec dans le cadre des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi n° 106 de la Commission de la santé et des services sociaux de l’Assemblée nationale du Québec

28 mai 2025

Table des matières

Sommaire exécutif

Quatre universités québécoises sont dotées d’une faculté de médecine : l’Université Laval, l’Université McGill, l’Université de Montréal et l’Université de Sherbrooke. Nous jouons un rôle essentiel dans la formation des futurs médecins ainsi que dans la production des nouvelles connaissances médicales qui conditionneront la société de demain et la santé de la population.

Nous, la doyenne et les doyens de ces quatre facultés de médecine appuyons sans réserve la visée d’améliorer l’accès aux services médicaux au Québec. Nous sommes fiers de piloter la formation d’une relève abondante et qualifiée, en forte augmentation, et ceci, de manière délocalisée et distribuée dans l’ensemble du Québec.

Cependant, le projet de loi 106, en son état actuel, nous semble susceptible de nuire à notre capacité de former les prochaines générations de médecins, et ce, au moment même où les plus grandes cohortes d’apprenantes et d’apprenants en médecine de l’histoire du Québec fréquentent nos programmes et nos milieux de formation. Jusqu’à 80 % de la formation universitaire de ces apprenantes et apprenants se fait en milieu clinique et non sur les campus.

Or, la désaffection des médecins spécialistes et des médecins de famille pour les tâches d’enseignement et de recherche est déjà palpable sur le terrain. Nous croyons fermement que le gouvernement devrait plutôt renforcer la médecine universitaire, tant dans les grandes villes que dans les milieux de formation décentralisés, dans l’intérêt à moyen et long terme du Québec.

Le projet de loi n° 106 risque d’avoir un impact rapide sur la qualité de la formation des futurs médecins. En imposant un nouveau modèle de rémunération des médecins qui ne reconnaitrait pas la contribution des médecins à l’enseignement aux communautés étudiantes et résidentes en médecine, ainsi qu’à la recherche, le gouvernement s’apprête à rendre la mission pédagogique des facultés de médecine et leur contribution à la recherche difficile à soutenir.

Nous recommandons dans les pages qui suivent :

De reconnaitre formellement l’immense tâche de formation induite, dans tous les milieux du Québec, mais tout particulièrement dans les milieux de formation de première ligne, par les augmentations sans précédent des cohortes d’étudiants en médecine au premier cycle et de résidents en médecine de famille, et par les efforts de valorisation de la médecine de famille.

De concevoir, si le gouvernement choisit de créer et d’imposer des indicateurs de performance, des indicateurs, pour la formation clinique et la recherche, dans ce qui sera retenu pour fixer la rémunération des médecins.

De bonifier et valoriser davantage la rémunération pour les activités de supervision des apprenantes et apprenants, à toutes les étapes de la formation.

De reconnaitre et soutenir les médecins qui jouent un rôle important dans la recherche, tant en médecine de famille que dans les autres spécialités.

De mettre en place des conditions de pratique pour éviter d’accentuer le solde migratoire négatif des étudiants en médecine et des résidents vers les autres provinces

Ces recommandations visent principalement à protéger la qualité de la formation médicale au Québec et à garantir les engagements nécessaires de la population médicale en recherche; bref, à préserver l’excellence de la médecine universitaire au Québec. Les facultés de médecine sont toujours prêtes à travailler en partenariat avec le gouvernement pour mettre en œuvre des solutions durables et adaptées aux besoins du système de santé.

Présentation de la Conférence des doyens des facultés de médecine du Québec

Quatre universités québécoises sont dotées d’une faculté de médecine : l’Université Laval, l’Université McGill, l’Université de Montréal et l’Université de Sherbrooke.

Sous l’égide du Bureau de coopération interuniversitaire (BCI) et de son Comité des affaires médicales (MEDU), la Conférence des doyens des facultés de médecine du Québec (CDFM) regroupe les premiers dirigeants des quatre facultés de médecine québécoises.

recommandation A

Le système de santé : un réseau intégré de formation médicale

Les quatre universités québécoises dotées d’une faculté de médecine assurent le développement et l’avancement des connaissances, de la science et de la recherche, dans les domaines de la médecine et d’autres disciplines de la santé. Elles sont les principales responsables de la formation de la relève dans les professions concernées. Elles sont soucieuses d’offrir une formation de la plus haute qualité possible, de s’acquitter de leur responsabilité sociale et de répondre aux besoins de la population qu’elles servent ainsi que des différentes communautés qui la composent.

Comme nous le rappelions dans un récent mémoire1, depuis sept ans, le gouvernement demande aux quatre facultés de médecine de former davantage de médecins, et en particulier davantage de médecins de famille à l’étape de la résidence. Les facultés ont répondu aux attentes du gouvernement : 1 165 apprenantes et apprenants ont commencé leur formation de premier cycle en médecine en août 2024, soit trois fois plus qu’en août 2000.

Rappelons également que de nombreux campus décentralisés ont été créés depuis 20 ans pour répondre à la demande de former davantage de médecins, mais aussi pour exposer plus de personnes apprenantes aux réalités des régions. Actuellement, environ 16 % des étudiantes et étudiants font leur formation dans des campus décentralisés. L’expansion du réseau des groupes de médecine de famille universitaires (GMF-U) permet également de former beaucoup plus de résidentes et résidents en médecine de famille dans les milieux éloignés des grands centres (et par le fait même d’offrir des services aux populations de ces régions).

Malgré l’accroissement de la population étudiante en médecine, l’accès aux soins de santé chez une population croissante et vieillissante est toujours un problème important. Il faut 7 ans pour former un médecin de famille et autour de 10 ans pour les autres spécialités. Les augmentations de cohortes ne se feront donc pas sentir avant plusieurs années. En intégrant ces données, les prévisions actuarielles du MSSS laissent entrevoir une adéquation entre les besoins de la population et le nombre de médecins de famille en exercice au milieu de la prochaine décennie. En pratique, donc, les étudiants et les étudiantes qui entreront dans les quatre facultés de médecine du Québec dans les trois prochaines années permettront de répondre, après leur assermentation, aux attentes de la société en termes d’accès aux soins de première ligne. Par la suite, les besoins dans les autres spécialités devront être graduellement, mais rapidement comblés pour tenir compte d’autres besoins liés à l’évolution du système de santé.

Avec le projet de loi n° 106, le gouvernement veut se donner les moyens d’instaurer des modes de rémunération et de prise en charge des patientes et patients qui pourraient, selon lui, favoriser l’accès au système de santé à court terme. Si nous ne pouvons que nous ranger du côté du gouvernement pour œuvrer à l’amélioration de l’accès au service de santé, force nous est de constater que les moyens qu’il compte se donner auront un effet délétère sur nos missions de formation des prochaines générations de médecins ainsi que sur nos capacités d’encourager la recherche, le développement des connaissances et l’innovation, des tâches auxquelles nous contribuons au premier chef et qui bénéficient à terme à l’ensemble des Québécoises et Québécois. C’est sur ces effets déstabilisateurs, voire déstructurants, des moyens envisagés par le projet de loi que nous souhaitons attirer ici l’attention des décideurs.

Le risque de démobilisation et de désaffection de la profession médicale lié à cette réforme nous apparait indéniable. Le gouvernement n’envoie pas le message de collaboration qui est nécessaire pour mener à bien nos objectifs de formation. Nous nous inquiétons que les moyens proposés nous mènent plutôt tout droit vers une situation où les médecins seront de plus en plus réfractaires à consacrer du temps à la formation des prochaines cohortes de médecins.

Comme mentionné, la demande du gouvernement du Québec, les facultés de médecine ont procédé à des hausses de cohortes importantes au cours des cinq dernières années. Une fois ces hausses complètement absorbées, nous estimons qu’il y aura plus de 9 000 médecins en formation dans le

réseau de la santé d’ici les 10 prochaines années, ce qui occasionnera un effort considérable pour le réseau de soins qui est déjà fortement sollicité par les besoins de la population et les réformes du système de santé en cours. Il y a actuellement 22 000 médecins en exercice dans la province de Québec, ce qui représente un ratio d’environ 2,5 médecins par apprenant. Cette situation, déjà critique, ira en s’aggravant si on impose des impératifs de productivité qui ne prennent pas en compte la contribution des médecins à la formation

Nous portons également à l’attention de la Commission que les milieux traditionnels de formation sont actuellement saturés en raison de l’arrivée de cohortes d’apprenants accrues. De nouveaux milieux de formation doivent être mis sur pied et nous requérons la collaboration et la bonne volonté des médecins qui y pratiquent pour nous accompagner dans nos plans de développement. Pour former les prochaines cohortes, nous aurons besoin de la collaboration de tous. C’est tout particulièrement le cas dans nos milieux de formation des futurs médecins de famille et des autres professionnels de la santé qui œuvrent en première ligne.

Nous signalons ici à la Commission que les facultés de médecine partagent depuis quelques années avec le MSSS leurs données sur l’engagement des médecins de famille et des autres spécialités dans l’enseignement « formel » préclinique du futur corps médical du Québec. En 2024, en termes d’heures rémunérées directement par les universités, c’est l’équivalent de 187 ETP en médecine de famille et de 603 ETP dans les autres spécialités que nous avons dénombrées. Ceci ne concerne que les étudiantes et étudiants de première et deuxième années (financés par le ministère de l’enseignement supérieur) et précède toute la partie clinique de la formation (qui représente entre 60 et 80% de la formation complète des médecins). Plus en aval dans la formation médicale, des données partagées par la FMOQ montrent que près de 40 % des médecins de famille ont une activité d’enseignement clinique. Du côté de la médecine spécialisée, le MSSS a d’ailleurs reconnu en partie les besoins particuliers et croissants des facultés de médecine à cet égard en autorisant 40 postes aux effectifs médicaux en surplus, l’année dernière, ce qui devrait être un premier pas vers la création plus pérenne de postes universitaires protégés au plan d’effectifs. Ces chiffres ne sont pas du tout marginaux et doivent absolument être intégrés dans toute analyse de performance sous peine de compromettre directement la formation de la relève médicale.

Nous recommandons donc au gouvernement (recommandation A) de reconnaitre formellement l’immense tâche de formation induite, dans tous les milieux du Québec, mais tout particulièrement dans les milieux de formation de première ligne, par les augmentations sans précédent des cohortes d’étudiants en médecine au premier cycle et de résidents en médecine de famille, et les efforts de valorisation de la médecine de famille. Ces efforts colossaux, entrepris entre autres par les facultés de médecine, se voient compromis par le projet de loi.

1 Commentaires des facultés de médecine du Québec sur la Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, Mémoire présenté par la Conférence des doyens des facultés de médecine du Québec dans le cadre des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi n° 83 de la Commission de la santé et des services sociaux de l’Assemblée nationale du Québec, 10 février 2025.
recommandation B

Les indicateurs de performance

Nous tenons à affirmer sans équivoque qu’en liant des indicateurs de performance strictement cliniques à la rémunération, sans prendre en compte les particularités des médecins enseignants et des médecins chercheurs, le PL 106 aurait pour effet une réduction importante du temps consacré par les médecins à la supervision clinique, privant les apprenantes et apprenants des rétroactions essentielles pour qu’ils deviennent des médecins efficaces, ce qui pourrait compromettre l’agrément des programmes de formation si ceux-ci-en en viennent à ne plus respecter les normes à ce chapitre. On doit donc également

craindre un appauvrissement de la recherche et de l’innovation, tant pédagogiques que médicales. Étant donné que le mode de rémunération des professionnels de la santé pourrait dorénavant être établi par règlement par le ministre (article 8 du PL 106), nous estimons que, si le gouvernement va de l’avant avec ce mécanisme, ce règlement devra inclure des modalités de rémunération liées à l’enseignement, à la recherche, à la supervision et aux autres tâches universitaires. Le cas échéant, nous suggérerons que les facultés de médecine soient parties prenantes aux décisions sur ces modalités.

En outre, (Recommandation B) si le gouvernement choisit de créer et d’imposer des indicateurs de performance, nous lui recommandons de concevoir des indicateurs de performance tant pour la formation clinique qu’en recherche

recommandation C & D

La rémunération des activités académiques

Il va sans dire que les conditions de pratique ainsi que les conditions de rémunération des médecins en exercice ont un impact tant sur la capacité de formation que sur la qualité de l’enseignement que nous pourrons prodiguer à nos étudiantes et étudiants. Nous rappelons que la formation médicale est désormais dispensée dans toutes les régions du Québec, dans les cliniques rurales, les hôpitaux communautaires, ainsi que dans les GMF-U et les établissements de soins tertiaires. Nous reconnaissons certes qu’il y a eu des efforts notables en ce qui concerne la rémunération des médecins spécialistes en vue de bonifier la rémunération universitaire, que ce soit pour les activités de recherche ou d’enseignement. Cependant, les montants n’ont pas été indexés depuis près de 20 ans. Par ailleurs, les médecins de famille ne bénéficient pas de conditions aussi avantageuses que les autres spécialistes pour ce qui est de la rémunération de l’enseignement et de la recherche, bien qu’il s’agisse du même travail. Les universités demandent depuis des années, des ajustements à cette rémunération.

Nous proposons (Recommandation C) de bonifier et valoriser davantage la rémunération pour les activités de supervision des apprenantes et apprenants, à toutes les étapes de la formation, mais plus particulièrement pour les stagiaires plus juniors comme les étudiantes et étudiants de premier cycle en médecine et les externes.

Nous croyons également nécessaire (Recommandation D) de reconnaitre et soutenir les médecins qui jouent un rôle important dans la recherche, tant en médecine de famille que dans les autres spécialités. Bien qu’ils soient relativement peu nombreux, ils ont un impact très important sur l’avancement de la recherche et de l’innovation et sur l’application de ces dernières dans la pratique clinique. Le Québec est un leader dans le soutien qu’il apporte actuellement aux cliniciens-chercheurs. Ce projet de loi offre l’occasion de renforcer ce leadership, en particulier dans le domaine des soins de première ligne. Cela concerne relativement peu de médecins dans l’absolu, mais ces activités ont un impact considérable sur l’ensemble du système de santé.

recommandation E

Favoriser la pratique de la médecine au Québec

Nous rappelions récemment à cette Commission qu’en médecine, dès l’externat et par la suite en résidence, l’apprenante ou l’apprenant procure des services précieux à la population québécoise. Il

améliore entre autres l’accès aux soins le jour et la nuit, la semaine et la fin de semaine. Les populations étudiantes et résidentes prodiguent des soins à des milliers de Québécoises et de Québécois au quotidien. Jusqu’à 80 % de la formation des médecins se déroule dans des environnements cliniques plutôt que dans des salles de cours sur nos campus; les médecins sont donc formés en même temps qu’ils soignent la population. Sans l’apport des personnes apprenantes, le système de soins du Québec ne pourrait tout simplement pas fonctionner. C’est vrai autant pour les étudiantes et étudiants québécois que pour les médecins d’autres provinces qui viennent chez nous compléter leur formation.

Nous craignons que l’approche proposée par le projet de loi n° 106, en créant des conditions uniques au Canada, ne nuise à l’attractivité du Québec comme lieu de pratique et qu’elle n’augmente les pressions sur un système déjà sous tension. Nos programmes de résidence pourraient devenir moins attrayants pour les étudiantes et étudiants en médecine des autres provinces canadiennes.

Nous avons déjà du mal à colmater la brèche du bilan migratoire négatif du Québec au moment de l’admission en résidence et l’approche préconisée par le projet de loi nous semble de nature à aggraver ce problème. D’autres problèmes vécus dans le système des soins de santé (départs à la retraite des médecins, détresse psychologique vécue par les médecins enseignants et les médecins résidents2 …) risquent également d’aller en s’amplifiant.

Nous recommandons (Recommandation E) de mettre en place des conditions de pratique compétitives de la médecine pour éviter d’accentuer le solde migratoire négatif vers les autres provinces. Cela passe notamment par une bonification des conditions de travail au Québec, et ce, particulièrement pour les fonctions universitaires d’enseignement et de recherche, afin de préserver ces missions particulières dans nos établissements de santé.

Conclusion

Dans la foulée de la mise en place de Santé Québec, les Québécois et les Québécoises sont en droit de s’attendre à une amélioration de l’accès et de l’efficacité de leur système de santé. La médecine de famille sera tout particulièrement sollicitée dans les prochaines années pour se réorganiser et se développer selon des modèles nouveaux qui restent à repenser. Mais nous observons aussi que l’ouverture de nouveaux hôpitaux entraînera des besoins importants pour la formation des médecins dans les autres spécialités. Nous devons en ce sens tous redoubler nos efforts concernant la valorisation et l’attractivité de la pratique de la médecine au Québec. Cela débute par une obligation fondamentale : celle de bonifier les conditions de formation des futurs médecins. Au moment où il serait important de valoriser la profession médicale et d’encourager les étudiantes et étudiants à choisir la médecine de famille, le message que ce projet de loi envoie est à contre-courant.

Les retombées des mesures portées par le projet de loi n° 106 risquent d’avoir un impact rapide sur la qualité de la formation des futurs médecins. Nous craignons une désaffection rapide et généralisée des médecins enseignants qui mettra à mal nos curriculums et nos activités de formation.

Nous offrons à nouveau toute notre collaboration au ministre de la Santé et à la direction de son ministère pour poursuivre les discussions afin de discuter des modalités de rémunération pour l’enseignement et la recherche afin d’établir un cadre juridique clair à intégrer dans le PL 106 et pour trouver d’autres solutions qui pourraient avoir des retombées positives importantes sur l’avenir de notre système de santé publique au Québec

Source : Conférence des doyens des facultés de médecine du Québec

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