Les Chroniques Exlibris – La riche collection de l’aliéniste Éloi-Philippe Chagnon

Diplômé de l’Université Laval de Montréal en médecine en 1890 et spécialiste des maladies nerveuses, le Dr Éloi-Philippe Chagnon (1864-1955) fait partie des pionniers qui ont contribué à professionnaliser la médecine mentale au Québec entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Professeur à la Faculté de médecine de la jeune Université de Montréal, médecin à l’hôpital Notre-Dame, médecin-assistant des asiles Saint-Jean-de-Dieu et Saint-Benoit-Joseph-Labre de Longue-Pointe puis médecin-expert pour le Service de santé de la Ville de Montréal, le Dr Chagnon a consacré l’essentiel de sa carrière à la gestion et au traitement de l’aliénation mentale, avec un intérêt particulier pour la psychiatrie légale. Membre du Cercle universitaire de Montréal et de l’Alliance française de Montréal, mais aussi de la Société médico-psychologique de Paris et de la Société de médecine mentale de Belgique, le Dr Chagnon s’est aussi largement impliqué dans la vie sociale, intellectuelle et scientifique de Montréal. Il décède à l’âge vénérable de 91 ans en laissant à son alma mater sa riche bibliothèque.

À la différence des collections des docteurs Léo Pariseau ou Gabriel Nadeau, qui sont à la fois des collections de médecine et de culture générale, celle du Dr Chagnon est entièrement dédiée à sa pratique médicale. Elle comprend environ 4 000 documents, dont quelque 1 300 monographies et près de 700 périodiques. Le cœur de la collection consiste cependant en un exceptionnel ensemble de publications éphémères – véritable mine d’or pour les chercheurs en histoire de la santé – composé de brochures, de tirés à part, de lois et règlements, de prospectus d’hôpitaux, de circulaires, de programmes de conférences, de colloques et de congrès, de coupures de presse et de divers autres types de documents rarement conservés. La majorité de ces publications date des XIXe et XXe siècles avec seulement quelques titres du XVIIIe siècle dont le plus ancien est un Traité des maladies nerveuses, hypocondriaques et hystériques, publié à Paris en 1777. Toute la collection est enfin assez bien partagée entre publications françaises et anglaises.

Profession : aliéniste

Au Québec, c’est au milieu du XIXe siècle qu’apparaissent les premiers asiles chargés de prendre soin des personnes souffrant de troubles mentaux. Ces asiles sont alors généralement sous la responsabilité de communautés religieuses, mais à partir de 1885 une loi oblige celles-ci à faire appel à des professionnels de la santé mentale pour assurer les soins des patients. Engagé comme médecin-assistant dans les asiles de Saint-Jean-de-Dieu et de Saint-Benoit-Joseph-Labre à Longue-Pointe, le Dr Éloi-Philippe Chagnon fait donc partie de cette première génération de médecin spécialiste œuvrant au sein du système asilaire québécois. C’est d’ailleurs lui qui accueille en 1899 le célèbre poète Émile Nelligan et qui l’examine en posant alors le diagnostic de dégénérescence mentale et de folie polymorphe.

Ce sont les poètes névrosés qui ont les premiers infiltré à Nelligan le virus infectieux

– Ernest Choquette, membre du bureau des inspecteurs des asiles

Il n’est donc pas étonnant de constater qu’une grande partie de la collection Chagnon traite du système asilaire, d’aliénation mentale et de psychiatrie. La plupart des aliénistes d’ici ayant fait leur spécialisation en Europe, particulièrement en France, c’est aussi sans surprise que nous retrouvons dans la collection Chagnon les plus grands noms de la psychiatrie moderne française, dont Étienne Esquirol, Jean-Pierre Falret, Bénédict Morel, Jean-Marie Charcot, Valentin Magnan ou Jules Déjerine, pour n’en nommer que quelques-uns. Étrangement, les ouvrages de Philippe Pinel, le père de la médecine mentale, sont cependant absents de la collection. Vous pourrez également consulter de nombreuses publications sur les asiles dont le classique Description of the Retreat, an Institution near York, for the Insane Persons publié par Samuel H. Tuke en 1814. C’est ce réputé aliéniste anglais qui est en fait à l’origine de la loi de 1885 qui réforme alors les asiles canadiens-français après qu’il ait fait une tournée des asiles nord-américains et produit un rapport plutôt accablant sur leur fonctionnement. Pour en connaitre plus sur ces institutions de santé mentale, vous pourrez aussi explorer la section des brochures et des périodiques qui comprend un large choix de rapports et d’enquêtes sur les asiles du Québec, dont plusieurs rapports annuels de fonctionnement. Enfin, pourquoi ne pas débuter votre lecture par Les aliénés au Canada d’après les recensements officiels, un titre publié par le Dr Chagnon lui-même en 1903?

Santé publique et alcoolisme

Comme plusieurs collections médicales assemblées au début du XXe siècle, celle du Dr Chagnon inclut aussi une part importante de publications liées aux divers enjeux de santé publique de cette époque. On y trouve ainsi toute une panoplie de documents sur les maladies infectieuses, sur l’hygiène publique et la salubrité, sur la mortalité infantile et le contrôle des naissances, sur la pasteurisation du lait, sur la vaccination, sur les maladies vénériennes et surtout sur l’alcoolisme, car les spécialistes de l’époque se demandent encore si ce fléau n’est qu’une passion ou bien une véritable maladie mentale. Enfin, comme le Dr Chagnon intègre la Division du contrôle médical de la Ville de Montréal à partir de 1911, pour évaluer principalement l’état de santé physique et psychologique du personnel de la Ville, on comprend mieux la présence au sein de sa collection de plusieurs publications liées aux maladies professionnelles et aux accidents de travail.

Folie criminelle et complaintes

C’est cependant la psychiatrie légale qui semble vraiment avoir intéressé le Dr Chagnon. Dans un article publié en 1899 – Aliénés méconnus et condamnés – en collaboration avec son réputé collègue le Dr Georges Villeneuve, il s’insurge contre le fait que trop de malades mentaux ont jusqu’à présent été condamnés injustement à la prison – ou même à la peine de mort – alors que leur état nécessitait plutôt des soins dans un établissement de santé mentale. Il milite également pour que les magistrats fassent désormais appel à des médecins aliénistes dans tous les cas pouvant faire soupçonner un état mental défectueux chez un prévenu. Le Dr Chagnon a d’ailleurs été régulièrement engagé pour visiter les pénitenciers afin d’évaluer l’état mental des prisonniers. Enfin, lors des procès, il affirme être contre l’idée d’un affrontement entre deux spécialistes, l’un œuvrant pour la poursuite et l’autre la défense, et propose plutôt une évaluation qui soit indépendante des deux parties. Le Dr Chagnon se présente ainsi comme un pionnier de la professionnalisation de la psychiatrie, car cette entrée de l’aliéniste dans « le prétoire lors des procès criminels a été la première intervention des psychiatres hors des murs de l’institution asilaire »1, ce qui a grandement contribué à la reconnaissance de cette branche de la médecine.

La littérature sur la psychiatrie légale et la folie criminelle abonde donc tout naturellement dans la collection. À cet égard, l’ensemble le plus intéressant est constitué d’une série de petites publications d’époque relatant des procès, condamnations et exécutions que le Dr Chagnon utilisait sans doute pour documenter les diverses facettes de la folie criminelle. Il faut dire que ces publications destinées à un grand public particulièrement avide de ce genre d’information suscitent encore aujourd’hui la même curiosité! Vous pourrez y lire des titres tels que Les trois crimes : Rawdon, St-Canut et St-LiboireMichael Farrell, son crime, son procès, son exécutionDernier moment de John Meehan sur la potenceRésumé du procès Bolduc et son exécution à SorelProcès de Pierre Barbina dit Duval pour l’empoisonnement de Julie Desilie, son épouse – ou encore, La confession d’un monstre!

Enfin, saviez-vous que pendant longtemps il était commun de mettre en parole et musique les affaires judiciaires qui défrayaient la chronique sous la forme de complaintes que l’on pouvait chanter? Étonnant, non? Bien, la collection Chagnon en comprend un certain nombre et, si cela vous dit de venir en chanter une, sachez qu’elles sont à votre entière disposition!

Après ce triple homicide, Thomas dit : Il en manque un. Puisque je suis fratricide, faisons un dernier défunt

– Complainte du crime de Rawdon, 1898

En novembre prochain, avec l’avant-dernière chronique, nous explorerons la collection générale de médecine de la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.

(1) Guy Grenier. Les monstres, les fous et les autres : la folie criminelle au  Québec. Montréal : Trait d’union, 1999.

Rédaction : Normand Trudel, bibliothécaire patrimonial
Photos : Julie Martel

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